Le confinement et Deleuze

La société de contrôle et le COVID-19

La pandémie aurait pu être une métaphore de ce que Gilles Deleuze appelle la « société de contrôle ». En advenant bel et bien, elle nous enjoint de relire et d’essayer de comprendre le passage entre la société disciplinaire de Foucault et la société de contrôle telle que la décrit Deleuze. A la décharge de Foucault, il avait lui-même annoncé cette transition :


Ces dernières années, écrit-il en 1978, la société a changé et les individus aussi ; ils sont de plus en plus divers, différents et indépendants. Il y a de plus en plus de gens qui ne sont pas astreints à la discipline, si bien que nous sommes obligés de penser le développement d’une société sans discipline. La classe dirigeante est toujours imprégnée de l’ancienne technique. Mais il est évident que nous devons nous séparer dans l’avenir de la société de discipline d’aujourd’hui »

Dits et Écrits, III, 231, pp.532-33

Deleuze prend à son tour acte de la crise de la société disciplinaire, dans le premier numéro de l’Autre journal daté de mai 1990. Il rappelle que les sociétés disciplinaires procèdent de grands ensembles (rendus visibles par l’architecture) : écoles ou internats, prisons, hôpitaux, casernes, usines… Ces structures permettaient par un quadrillage réglé dans l’espace et le temps de surveiller les individus – maillage hérité de la gestion des grandes épidémies de peste. Mais ces institutions se voient concurrencées par le modèle du flux.


Entre elles, la séparation n’est plus de mise, leur relative autonomie est rendue caduque, un langage commun s’instaure : celui du numérique. Dès lors, les murs s’ouvrent, il n’est plus besoin d’avoir « sous la main » les individus, ceux-ci portent en eux leurs données qui les identifient. L’espace n’a plus vocation ni à enfermer, ni à identifier, il s’annule. Tout s’en trouve changé : les rapports de forces au sein des grands ensembles (patronat / syndicat pour l’usine par exemple) sont remodelés au profit d’un principe de concurrence individualisé, généralisé et intériorisé selon les leçons du marketing qui cherche à promouvoir le bonheur individuel dans l’entreprise, voire la liberté des moyens afin d’atteindre les objectifs (dont personne ne se demande qui les a fixés). A ce propos, le dernier livre de Johann Chapoutot, Libre d’obéir * est édifiant, tissant un lien entre l’organisation de la société nazie, et le management des années 80, dont Reinhart Höhn fut le théoricien et le mentor : ancien et éminent juriste nazi, il a fondé la plus grande école de commerce à Bad Harzburg où tous les cadres influents de la RDA sont venus se former. Le titre est éloquent : libre d’obéir. Ainsi se redessine l’usine – modèle disciplinaire s’il en est – en entreprise, où chacun est « libre » d’entreprendre. Certes, mais à condition d’être contrôlé, puisque c’est bien le résultat qui décidera du « mérite ».


Deleuze use de deux images pour rendre compte de la distinction entre la société disciplinaire et la société de contrôle.

La première, l’argent : dans la société disciplinaire, c’est encore l’étalon or qui ordonne les échanges et les valeurs. Dans celle de contrôle, les monnaies dépendent les unes des autres.

La deuxième, les machines : les sociétés disciplinaires avaient pour emblème et moteur les machines énergétiques, celles de contrôle les machines informatiques et ordinateurs. Les machines énergétiques courraient le danger du sabotage ; les machines informatiques celui du virus. Le virus est la figure par excellence du flux, celui qui menace la société de contrôle parce qu’il en révèle la nature et le fonctionnement. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si ce qui inquiète l’informatisation généralisée s’appelle un virus.


L’économie capitaliste s’en trouve elle aussi modifiée : celle du XIXe et du XXe était de production, fondée sur la propriété. Celle du XXIe relègue la production dans les périphéries et lui préfère les services :


Ce n’est plus un capitalisme pour la production, mais pour le produit, c’est-à-dire pour la vente ou pour le marché. 

Gilles DELEUZE

Les institutions ne se rattachent plus à une figure centrale ou verticale, qu’elle soit l’État ou une puissance privée, elles sont désormais démantelées par des « gestionnaires » sur le modèle de l’entreprise.

Cette lecture éclaire par exemple la façon dont l’hôpital, pour des raisons d’optimisation de coût, a externalisé un certain nombre de ses prérogatives. L’hôpital de jour permet de fluidifier les allers et venues, le lieu se doit être de passage plus que de séjour ; l’idée de stockage (de matériel ou d’homme) est contraire à la logique du flux (d’où l’impératif de gestion des stocks à flux tendus). Les prisons débordées, délèguent au bracelet électronique le soin du contrôle. Les écoles cherchent à imiter l’entreprise, en privilégiant le contrôle continu et le travail à distance (prédominant dans la nouvelle réforme Blanquer), qui porte bien son nom. Quant à l’Université et la recherche, elles ont elles-mêmes adopté la logique de marché, au détriment du temps long et donc non immédiatement rentable que nécessite toute recherche : le projet de loi sur l’Université (LPPR) propose de privatiser un peu plus et de contractualiser (autre modalité de la société de contrôle – d’autant que les contrats se font entre des parties inégales) les projets de recherche. Or tout contrat se donne des échéances, et ces échéances, même échelonnées, sont nécessairement de contrôle.


La description d’un tel modèle porte en elle une charge critique évidente. Mais Deleuze ne cherche pas à hiérarchiser les différents modèles de société. Mettre au jour les modes de fonctionnement de la société de contrôle se veut le préalable à une réflexion sur les formes de résistances possibles. Il s’agit aujourd’hui de trouver l’antidote au virus. Un vaccin n’y suffira peut-être pas.


Libres d’obéir. Le management, du nazisme à aujourd’hui, de Johann Chapoutot, Éditions Gallimard, « NRF essais »,.


Article rédigé par Mazarine Pingeot

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