Le confinement et Heidegger

 La proximité ne consiste pas dans le peu de distance 


Posons avec Heidegger, une question que nous éprouvons quotidiennement dans notre rapport aux choses, devenu si obsédant depuis que nous vivons exclusivement entourés de nos objets. Notre appartement lui-même change de visage : de fonctionnel, ou de refuge, il devient notre seul horizon, notre seul espace, celui que nous habitons, que nous détestons, que nous voulons fuir, que nous embellissons, que nous observons comme une chose étrangère, voire hostile, puisque nous habitons à nouveau comme un cocon.

Peut-être cette expérience nous apportera-t-elle un nouveau rapport aux choses, ne serait-ce qu’un rapport questionnant ?

Dans sa conférence intitulée « La Chose » publiée dans Essais et Conférences, Heidegger demande : « qu’est-ce que la proximité ? » Pour introduire cette question, il décrit la situation que les progrès techniques ont rendue possible, et dont un demi-siècle nous sépare :


Dans le temps et dans l’espace toutes les distances se rétractent. Là où l’homme n’arrivait jadis qu’après des semaines et des mois de voyage, il va par air en une nuit. Ce dont l’homme autrefois n’était informé qu’après des années, ou dont il n’entendait jamais parler, il l’apprend aujourd’hui en un instant, heure par heure, par la radio. La germination et la croissance des végétaux, qui demeuraient cachées pendant tout le cours des saisons, nous sont maintenant présentées par le film en l’espace d’une minute. Le film nous met sous les yeux les centres lointains des civilisations les plus anciennes, comme s’ils se trouvaient aujourd’hui dans le mouvement même de nos rues. […]

Seulement cette suppression hâtive de toutes les distances n’apporte aucune proximité : car la proximité ne consiste pas dans le peu de distance. »


Mais alors, en quoi consiste-t-elle ? Pourquoi pouvons-nous être à côté des choses sans pour autant entrer dans cette proximité que le reste de la conférence tâchera de décrire ? Pourquoi la familiarité extrême est-elle parfois une forme d’éloignement, au sens d’un oubli de ce que la chose est, du sens qu’elle a, du fond d’être dont elle vient.


Qu’est-ce que la proximité, si elle demeure absente malgré la réduction des plus grandes distances aux plus petits intervalles ? Qu’est-ce que la proximité, si même elle est écartée par cet effort infatigable pour supprimer les distances ? […] Que se passe-t-il alors que, par la suppression des grandes distances, tout nous est également proche, également lointain ? Quelle est cette uniformité, dans laquelle les choses ne sont ni près ni loin, où tout est pour ainsi dire sans distance ? 


Voilà la question que nous pouvons poser à nouveaux frais, dans cette absence de distance qu’entretiennent les réseaux sociaux, la télévision, les informations, sans pour autant permettre une proximité, un questionnement. Questionnement sur l’être des choses qui toujours renvoie à une unité première entre la terre, le ciel, l’homme et ce que Heidegger appelle les divins – : car une chose n’est pas un simple objet dont peut rendre compte la science (la voilà, la puissance uniformisante), elle n’est pas un simple outil, dont les besoins de l’homme seraient la mesure.

S’interroger sur l’être d’une chose – Heidegger prend l’exemple d’une cruche – c’est rappeler que l’homme habite la terre, que dans cette habitation, tout est lié : la science moderne et l’essence de la technique ont séparé l’homme des choses, l’homme de la terre, mettant les unes et les autres à sa disposition. Peut-être cette période est-elle l’occasion de repenser le lien aux choses, et dépasser l’utilitarisme qui nous fait occuper, comme maîtres et possesseurs, l’espace neutralisé par la science et annihilé par les médias qui semblent nous livrer le monde à domicile  ?


Article rédigé par Mazarine Pingeot

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